vendredi 29 avril 2011

Lettre sur le visage


Chère Clarisse,

pour réponse à votre question je vais me faire mon propre pense-bête et mon effort de mémoire. D'ailleurs ces deux exercices répondront en substance aux deux parties de votre question : "qu'en pensez vous (...)?" et "Avez-vous déjà lu (...)?"

Le sujet étant le visage, la face, la figure, mon premier regard je l'ai peut-être jeté sur des visages, des faces, des figures de trois sortes, celles vivantes qui attiraient mon regard, qui stimulaient ma mémoire à l'examen de conscience une fois couché, celles qui, secondo, m'étaient proposés par les maîtres de la peinture et du dessin, rarement la photographie, et tertio, quant aux visages, ceux que je couchais sur papier au bord de mes notes de classe d'abord, puis mes successives oeuvres avec toujours quelque chose que je regrettais ou bien au contraire quelque chose qui était là beaucoup plus vivante que sur la mémoire elle-même, qui venait la raviver, une fascination de la même nature que celle des visages vivants et séduisants que la vie m'a rapproché ou éloigné.

Qu'ai je en pensé ? Chaque fois un visage, si notre objet d'amour n'est pas une statue, va nous faire penser à tellement de choses nouvelles... Je ne voudrais tomber dans le lieu commun, qui serait une démarche paternaliste auprès de vous de la même sorte que les précédentes. Je voudrais y faire le commentaire d'un visage que je vous attribue, et qui n'a rien à voir avec ceux que l'écran me montre. Un visage attendu peut-il être peint ou ne soit qu'évoqué par la parole ?

J'étais depuis à peu près mes seize ans émerveillé par la capacité d'anticipation des visages que je dessinais machinalement. Leurs tournures, leurs allures, leur beauté, je la retrouvais d'après coup, parfois un an après, par hasard dans la rue, dans un voyage, dans un marché. Ceci m'a conduit avec le temps à essayer de mettre un peu de ma raison ardente dans ces prophéties automatiques qu'étaient les improvisations. J'avoue que j'ai commencé à redouter cette qualité d'anticipation qu'a le visage peint ou dessiné. Je me suis retourné grâce à la lecture du Bain de Diane de Pierre Klossowski vers l'idée d'un esprit ou δαιμον intermédiaire qu'on consulte tel qu'on peut consulter les dieux dans une prière ou un oracle. Et l'idée que cela s'opère dans la figure ou le visage de la statue, du tableau, si ce n'est pas dans le vivant qui nous séduit. Serve cela pour le "déjà" de la deuxième partie de votre question.

Mais je voulais que ma réponse fut personnelle, vous parler du jeu établi entre vous et moi, à travers des pensées et de lectures qui puissent aller avec votre visage... et votre figure...

Je suis fidèle à tant de séductions vécues, de la part des visages, des figures, que ce serait de vous trahir de chanter la beauté du votre, de la votre. Des fantaisies tirées de votre perpétuelle adolescence, de l'ovale raphaëlite qui apparaît sur l'écran, du gentil corps de mannequin à culottes qui est couvert d'écriture impeccable, d'un nu porteur de prophéties, encore. C'est à ça donc que je penserais ? J'avoue que le livre que j'ai déjà lu à ce propos est La leçon, de Ionesco. Ce qui peut m'inspirer la jeunesse chez une figure, un visage, est l'envie de parler, de former une nouvelle personne. Cela arrive aux archontes planétaires quand l'âme encore innocente descend des cieux pour s'incarner et ils courbent de leurs coups de pinceau, obscurcissent ou rident ses traits dans la descente, quand elle passe par leur cercle. Bref, les frivoles dieux du ciel nous apprennent la concupiscence, tant elle soit créatrice de laideur que de beauté, tant elle soit la base de l'aptitude des humains à être civilisés. Je vous citerai là le livre de Giordano Bruno sur la magie et sa deuxième partie sur "les liens" existant aux éditions Allia. Il arrive à dire que plus une âme est instruite et raffinée plus elle est sensible à la séduction. C'est l'ambiance des idées de Marsilio Ficino, néoplatonicien plus proche de Proclus et Jamblique ou de Porphire et Plotin que de Platon lui-même, mais aussi quelqu'un à l'écoute du souffle de liberté courtisane de la Renaissance et qui a eu des contacts avec le fourmillant monde de la cabale marrane (des juifs en grande partie provenants de la diaspora espagnole).

Bref, le visage automatique, s'il n'est pas pathologique, nous soumet à des futures fascinations, mais le travail du peintre est de les rendre réciproques par son art. Freud serait là en train de parler de l'élaboration secondaire du rêve, celle qu'on commence au moment du réveil et qui finit de s'accomplir par la mise en paroles face à une deuxième personne.

J'ai besoin de panser la blessure de Cupidon par la mise en commun avec ma propre Vénus, me plaindre du désir à ma compagne la beauté.

Ai-je déjà lu le livre décisif ? Je pense que la lecture d'0vide, aussi bien ses Métamorphoses, que l'Art d'aimer, ont introduit dans ma vision du visage et figure, que ce soit pour penser, écrire ou peindre, l'idée pythagoricienne du dieu qui change de forme, soit la métamorphose, tout en restant immuable et abstrait. J'ai cherché les pastels et les huiles Sennellier du turquoise le plus intense pour faire juste les pupilles d'Eve Livet, ma compagne. Jamais avant de la connaître j'aurais pensé qu'une femme me mettrait dans la recherche fébrile d'une couleur. Et en même temps je l'ai peinte comme si je peignait chaque fois une nouvelle femme, une pleureuse, une rieuse, une dormeuse, une Dulcinée portant des lunettes de lecture, une fellatrix...

"Vue la teneur endurcie de plume et de pinceaux que vous collez à vos désirs brouillés, vos maux dilués (...)" disiez vous. Votre lettre n'était pas faite pour une réponse sobre et courte, elle rallumait en peu de mots le pétard qui nous monte haut, qui nous fait flamber dans une nuit d'écriture, dans une pas si raisonnable rédaction nocturne. Le philosophe se fait des callosités dans le cerveau à force de syllogismes, selon Cicéron. Oui, "teneur endurcie... du désir, du mal", chez l'artiste, pour suivre l'idée de l'écrivain latin. Je voulais vous parler de vous, mais m'adresser à vous revient au même, sinon je vous dirais que j'aime dans vos textes l'évocation fréquente du rire, du fou rire et du sourire, faits que je vous les rends endurcis à la plume et au pinceau, virtuellement... mais pourquoi pas de visu à mon atelier ? On endurcit pour faire durer, on fond en métal ou en littérature le désir, les maux.

Tout à l'heure mon réseau social a ouvert une fenêtre annonce : "une amie t'aime", avec un coeur rouge, pour que j'autorise la fonction "flirter". Décidément je suis pas geek, je ne vois pas l'intérêt d'instituer un substitut attitré du flirt sur mon écran. Je crois au monde physique, je passerai comme-ça les deux mille ans de la New Age, The Age of Aquarius. J'accomplis quelque chose là dessus. Même si je m'adonne à notre relation par blogs interposés. Un autre lien, qui doit rentrer par l'oeil, mais qui doit subir les métamorphoses du monde animé, de la nature terrienne. Pensons au Carnaval de Venise, dans quelques films : Allonsanfan des frères Taviani, les deux Don Giovanni, celui de Joseph Losey et celui de Carlos Saura. Le masque peut cacher toutes les éventualités planétaires, amour pur et fragile, concupiscence, inimitié politique, haine pure et mensonge.

Venez donc à mon atelier, masquée si vous le voulez, pour protéger l'amour pur, et pour atténuer le vice.

J'aime bien vous faire plaisir juste en écrivant, merci d'en avoir repris contact,

amicalement,

Manuel Montero

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