mardi 5 juillet 2011

LA PAGODE (première demeure de Singet et Porcelet)



Liu Chiu n’était peut-être qu’un tigre ou un sorcier déguisé en bonze accueillant. Et sa pagode le mirage du territoire de chasse du tigre et ses femelles. Singet le prenait pour tel, à son arrivée, et ne descendait des branches les plus élevées des grenadiers qui poussaient là comme des arbres millénaires, et cosmiques. Porcelet voyait dans les grenadiers autour de la pagode des gentils grooms auxquels confier son âne. Il demanda à une femelle si elle aimait la peinture de dimanche, et la tigresse se raconta princesse, et bien au dessus des servitudes de la semaine pour bien pouvoir s’entretenir de peinture, elle qui entre les bambous avait bavé le cinabre du sang d’un antilope sur un papier de riz, et, enduite de noir de vigne, avait planté sa patte sophistiquée sur plus d’un poème.
Ni Singet ni Porcelet avaient le penchant fantastique des panthères roses, et ils prirent chacun leur portion de réalité pour chose faite et prose de leurs jours.
Joueuses, les panthères firent faire mille tours à l’un et à l’autre, s’exhiber, l’un en peintre noble et chevaleresque, l’autre en prophète rustique et tribun de la plèbe portant la toge aux rivets de pourpre. Il y avait de quoi boire et fumer dans la pagode inexistante. Mystères de la nuit qui se succédaient pour Singet et Porcelet dans leurs rêves, la figue, et la tasse de thé, symboles à deux portes, leur présentaient les oracles du monde féminin, l’une et du monde masculin, l’autre.
Bien sûr, ce fut Porcelet le premier à éprouver les mystères de la figue, l’un, nostalgique, celui de la douceur de sa femme délaissée, l’autre, geste ostentatoire des éternelles jeunettes qui vous renvoient un non câlin et qui vous rendent dingue.
Singet ne s’était même pas rendu compte de la présence de bien réels guenons féconds dans les arbres, qui l’auraient autrement poussé à bien perdre tout son temps. Au fond il n’était pas fait pour ça. Il fût pris de sa naturelle curiosité de singe par la porcelaine des tasses et par la stricte observance du manuel de Tanizaki dans les urinoirs de la pagode, tout pure intoxication du charme de Liu Chiu et de la boisson et la pipe. Il ne perça pas les mystères mais tourna tout autour, plein d’expressions littéraires de sa personnalité et de japonisantes révérences autour de chaque objet. La nuit où il vit entre les bambous une tigresse pisser il en fit un tableau, dont il répétait très fier qu’il venait d’exécuter une pièce "très osée".
Singet et Porcelet, après féline observation, parurent un gibier peu appétissant au tigre et aux plus jeunes tigresses, et Mori Lu, une sorcière taoïste de grande dévotion dans les contrées, qui savait réaliser des mirages analogues aux Fata Morgana dont on voit des images dans le volume de Baltrusaitis, décida du sort des deux invités. Ils allaient recevoir une bonne instruction, ils allaient pousser au maximum leurs potentialités, et ils allaient comme ça finir par comprendre l’horreur de la dévoration et l’erreur de leurs dévotions. La suite attendue était qu’ils quittent le territoire. Les panthères roses qu’ils avaient formés de volutes de fumée seraient très utiles au charme de la chasse et resteraient pour appât de meilleurs gibiers.
Si longue fut leur saison dans la maison du bois que Singette et Gruette vinrent les rejoindre, inquiètes de ne plus les voir vivants. Et l’enthousiasme des deux drogués était si séduisant que leurs compagnes prirent aussi pour pagode la boucherie. Mais chacune avait un plan, l’une voulait acheter la pagode et faire un hôtel, l’autre voulait ôter tous les symboles de pouvoir et la livrer aux paysans pour des kermesses.
Les paysans, en revanche, qui soufraient sourdement déjà les régulières déprédations du sorcier et ses femelles, trouvèrent dans la présence d’étrangers l’excuse pour mettre le feu au bois, puisque ça pouvait être pardonné par les fonctionnaires qui les contrôlaient. Ils prirent de la dynamite, du napalm, enfin, tout ce que la tradition de Confuce prescrivait pour ces cas de figure, et ce fut un miracle que les panthères roses, les deux cavaliers, Mori Lu, le sorcier, quelques tigrons, Singette et Gruette puissent sortir vivants de ce four crématoire et de cette savante toile d’araignée que les flammes sculptés par le vent faisaient palpiter comme une mourante affolée.

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