mercredi 7 septembre 2011

Sur Dante XXV (Le Plaisir)


dessins anatomiques à l'encre et au stylo couleur
de 1990 ou 1991
Manuel Montero


* (si vous voulez revenir un chapitre en arrière veuillez cliquer sur ce lien)

Le constat que l'ensemble de la poésie est déchiré en pièces éloignées les unes plus que les autres de leur bout antithétique, entre des pôles tels la peinture ou la musique, l'image ou le son. A certains moment du travail de tout artiste ces deux sens semblent inconciliables et l'on craint de faire son choix, devenant soit sourd, soit aveugle. L'écoute à l'instant de la flûte magique, où la peinture est évoquée (Dies Bildnis ist bezaubernd schön...) dans un vrai triomphe du chantant de la parole, comme si une tournure d'arabesque viendrait dénier la figure de ce qui est dit, ne fait que me convaincre de ce qu'une lutte est tendue entre les deux sens. Mais il me vient à l'esprit la manière dont Catherine Malabou associait le concept philosophique d'image aux tendances scientifiques contemporaines qui nous expliquent la structure du continent et contenu du cerveau comme étant celle "d'une image". La peinture à laquelle j'ai tant consacré serait alors définitivement au-dessus de la musique qui me séduit tellement et qui met mon corps à exulter dans la danse ?

Deux intensités investissent l'Art, jumelles et même siamoises l'une de l'autre, ayant les mêmes pensées probablement une tête que l'autre... Ce sont la Beauté et le Plaisir. Or, si Jacques Lacan nous met en garde à propos du Plaisir, ce n'est sans doute qu'en tant que lecteur d'Aulu-Gèlle, qui raconte :

De voluptate veteres philosophi diversas sententias tenuerunt atque dixerunt. Epicurus voluptatem summum bonum esse ponit; eam tamen ita definit : σαρκοσ ευσταθεσ καταστημα.

Les épicuriens viendraient dépeindre un pacifisme ou un versant "anxiolytique" du Plaisir.

Antisthenes Socraticus summum malum dicit. (...) Speusippus vetusque omnis Academia voluptatem et dolorem duo mala esse dicunt opposita inter sese; bonum tamen esse, quod utriusque medium foret. Zeno censuit, voluptatem esse indifferens, id est neutrum, neque bonum neque malum; quod ipse graeco vocabulo αδιαφορον appellavit.

Quand, soit l'on condamne le plaisir à la manière d'Antisthenes ou encore, avec Speusippus l'on rejette toute intensité, dans la bipolarité tonique / distonique, l'on approche le scepticisme tragique de Lacan, si nous prenons bien garde au pessimisme d'une lecture superficielle et au bouddhisme de pacotille. La cupidité dont je n'arrête pas de me faire des discours... bien. Mais ensuite nous avons le grand fondateur du stoïcisme, Zénon qui nous parle d'une toute autre manière et sur laquelle je crois qu'il ne faut pas baisser la garde. Se voulant conciliateur, normalisateur, il qualifie le plaisir comme indifférent, et plus exactement "inutile", "qui ne mène nulle part". On aurait le droit, de temps à autre, d'un prudent "gaspillage". Que ce soit de notre santé, en fumant, buvant ou plus, ou de notre argent, par le collectionnisme au niveau que vous voudriez, ou de notre temps, par la vie d'artiste.

Même si la vision de Zénon pourrait nous arranger "sociologiquement", elle est inacceptable par son réductionnisme et parce qu'il rabaisse la pensée au raisonnement.

Allons plus loin avec Aulu-Gèlle :

Critolaus peripateticus et malum esse voluptatem ait, et multa alia mala parere ex sese, injurias, desidias, obliviones, ignavias. Plato ante hos omnis ita varie et multiformiter de voluptate disseruit, ut cunctae istae sententiae, quas supra posui, videantur ex semonum ejus fontibus proffluisse : nam perinde unaquaque utitur, ut et ipsius voluptatis natura fert, quae est multiplex, et causarum, quas tractat, rerumque, quas efficere vult, ratio desiderat.

Et là nous avons encore une tournure vers la sociologie du plaisir. Chez Critolaus qui prescrit sa répression on est d'évidence dans le déni du bonheur d'autrui, soit la logique de la délation, de l'inhospitalité, de la suspicion. Et chez Platon nous avons la taxonomie préventive, la statistique de nos jours, la gestion technique des intensités, l'organisation de la honte et de la doublure, sinon l'aliénation jusqu'à l'anéantissement du sujet. Je ne crois pas qu'une lecture correcte de la psychanalyse de Jacques Lacan doive nous permettre de prêter nos énergies à ce jeu-là.

Le pourquoi est dans la phrase grecque qui clôt le chapitre que nous lisons, attribuée à Hiéroclès :

Ηδονη τελοσ, πορνησ δογμα...

... ουκ εστι προνοια ουδεν, πορνησ δογμα.

L'élégant traducteur de l'édition Nisard de 1875 donne "courtisane", mais il n'y a pas d'équivoque. Il n'est pas question des égéries et des accoucheuses d'esprits de la littérature complaisante et laxiste... c'est du pur rejet, exclusion sociale en tant que victoire d'une certaine majorité à l'état de pureté, vertueuse et "virtuelle", de la haine religieuse, ethnique peut-être à l'origine, qu'il y en a au fond du Plaisir.

Dante débite des rimes et des sons, tantôt cacophoniques dans le lexique moyenâgeux, tantôt fascinants à force de les entendre réciter avec onction et avec la conviction de la voix, mais il compose une topographie qui a été souvent illustrée et comprise par l'image. Aussi-bien est-il question de Beauté et... Plaisir ? C'est pour cela que Dante place la Comédie (et non pas la Tragédie...) dans le triple royaume de la Mort. Et qu'il vient nouer dans la Somma Luce (dont si bien fait état le film de Straub), sur trois "disques", le but et le bout du poème :
Nella profonda e chiara sussistenza

dell'alto lume parvermi tre giri


di tre colori e d'una contenenza;

e l'un dall'altro come iri da iri

parea reflesso, e 'l terzo parea foco

che quinci e quindi igualmente si spiri.

Dans la profonde et claire subsistance

de la haute lumière me sont parvenus trois détours

(giri : traduit dans le sous-titrage de Straub : "disques")

de trois couleurs et d'une contenance;

et l'un de l'autre comme un iris d'un iris

semblait reflété, et le troisième avait l'apparence du feu

puisque 15 et 50 sont enfin le souffle d'une parole.



Je sais, je sais...

(le chapitre suivant contient un dessin par Patience Tison, faites clic ici)


...

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